L'ordinateur bourdonne plus sournoisement que d'habitude. Je ferme la session à l'aide de la souris. Juste après le clic, le grésillement de l'ordinateur s'évanouit, comme si un tournevis passait rapidement sur un peigne. Je vais dans la cuisine. Là-haut, dans le placard au dessus-du four, quelque chose m'attend. Le pot est caché derrière une boite de biscuits, je m'étais promis : "je l'ouvrirai quand j'aurai fini mon livre." Je peux le faire à présent. Je saisis le pot en verre, je le soupèse. Pas de couteau, pas de spatule. A la cuillère, la convoitise totale, la consolation absolue. De nuit, dans le silence, de façon clandestine. Des conditions indispensables à toute volupté. Oscar Wilde écrivait que les bonnes choses sont interdites ou mauvaises pour la santé. Voici une exception, autant en profiter.
C'est un rêve, une passion, un délice différent de l'usage habituel que l'on en fait le matin au petit déjeuner sur tranche de pain.
Le pot est plein, je constate qu'il est encore vierge. Je tourne le couvercle de plastique blanc d'un mouvement lent et attentif. Et puis je ressens comme un obstacle. Je suis arrivé au point de non retour. Si je le dépasse, le seuil éthique de ma responsabilité individuelle me dit que je devrai avouer à toute ma famille que j'ai ouvert le pot.
Eh bien oui. C'est moi qui l'ai ouvert.

Le dernier obstacle est cet opercule doré et pointillé qui recouvre l'embouchure. Le rite nécessite le déchirement de cette protection. Et l'effluve arrive immédiatement. Des senteurs de noisette, persistantes, de vanille et de sucre. Puis, plus furtivement, le cacao qui entre dans le nez. La bouche se remplit de salive, le cerveau imagine déjà l'impact de la pâte à tartiner sur la langue, une bouillie molle qui envahit le palais, le bord des gencives et même les dents.
A la cuillère ou au doigt ?
C'est peut-être mieux à cuillère : elle plonge dans cette pâte molle et en récolte davantage. La superficie se ride, et laisse apparaître un petit affaissement de la pellicule supérieure vers le lac de crème, avant de s'adapter à la forme de l'acier qui la pénètre sans plus hésiter.
Je soulève la petite cuillère. En dessous, de longs filaments se sont formés. Il faut tourner rapidement la cuillère sur elle-même, puis l'approcher des lèvres. Le parfum arrive droit au cerveau. Je suis enivré.

La première cuillérée est profonde, coupable, mais rapide. La crème va immédiatement recouvrir les lèvres, puis elle remonte sur la langue, remonte au fond du palais et s'immisce entre les dents. Je m'arrête. J'avale rapidement afin de combler mes papilles gustatives. Je peux à présent m'occuper des lèvres, où il est resté une quantité suffisante de pâte à tartiner.
Je n'arrive pas à m'arrêter. Ma bouche réclame encore du cacao, des noisettes, du sucre. La sensation de plaisir commence à circuler dans tout mon corps.
Lorsque la pâte à tartiner arrive au palais, elle est molle et pâteuse, elle fond dans la bouche, je la sens liquide dans mon estomac. Elle chatouille le palais, en l'agaçant avec une suave insolence. Je ne peux rien manger d'autre. Pas même un morceau de pain. Je pourrais peut-être boire un peu d'eau.
L'arrière-goût arrive. Noisette, vanille, cacao. Mais quelle est cette image qui me revient à l'esprit ? Je vois une cuisine des années soixante, avec une table en formica jaune et des chaises avec des pieds tubulaires en acier qui sont isolés du sol par une rondelle de caoutchouc. Je vais partir à l'école, au lycée. Un pot est ouvert sur la table. Une tasse de lait. Une tranche de pain.

Il est arrivé dans nos maisons dans les années soixante et il n'en est jamais reparti.
Il est resté dans le placard, pour nous rappeler que nous avons été des enfants et que nous voudrions bien redevenir des enfants, pour tourjours. Lentement, c'est devenu un mythe. Il s'est adapté aux consciences, au point de se transformer en fidèle compagnon.
Les Français pensent qu'il est né avec un accent sur le a. Les Allemands sont persuadés qu'il s'agit d'un produit de leur fabrication. Et pourtant, ce grand succès alimentaire est né dans une petite ville italienne.
C'est plutôt la perception du produit qui change : si l'Italie privilégie le côté gourmand, en France le Nutella est surtout un produit alimentaire familial que l'on consomme au petit déjeuner, au goûter, lors de la Chandeleur ou d'anniversaires. Une consommation qui est sans doute plus "diététiquementé correcte" que la dégustation nocturne d'un écrivain. C'est aussi pour celà que les Français comptent parmi les plus grands consommateurs de Nutella au monde.
En huit lustres, au moins cent millions d'enfants ont tartiné cette pâte marron, veloutée et volupteuse. La formule est secrète et elle n'a jamais changé. Nutella, il ya quarante ans, nous a apporté la bonté et la douceur. Nous te souhaitons cent de ces belles années, cher Nutella, puisque tu portes si bien tes quarante ans."

Gigi Padovani - Turin, juin 2005

DELICIEUX, NON ? :) DELICIOZI, NON ? :)